« Je ne découvre pas la vérité, je l’invente.
À quoi j’ajoute que c’est ça le savoir. »
Jacques Lacan, Les non-dupes errent
Dire la vérité est une expérience d’anticertitude. Il s’agit du pari de la vérité menteuse, dont l’outil par excellence est l’énonciation d’une parole sous transfert. Admettre la division est l’essence de l’opération analytique. Pour Jacques-Alain Miller, la division subjective est la « première intuition » de Lacan, avant même son élaboration de l’inconscient structuré comme un langage [1]. C’est ainsi, par le je ne sais pas que la vérité analytique commence la quête du bien-dire.
Mesurons la vérité à l’aune de la science qui aspire toujours à l’exactitude. J.-A. Miller explique que la vérité analytique « ne se vérifie pas [2] ». La vérité est dysharmonique à toute évaluation en termes de vrai ou faux et ne nécessite aucun épistémologue pour la juger en ces termes. Cependant, Lacan, dans « La science et la vérité » – un écrit dont il dit qu’il aurait pu le nommer « Le savoir et la vérité » – propose une équation entre le sujet de la science et le sujet de la psychanalyse en raison du sujet vide de savoir, en ce sens analogue au cogito de Descartes sur lequel l’analyse opère. Lacan témoigne d’un vif intérêt pour l’épistémologie avec Koyré et sa conception de la science et avec Canguilhem et sa critique de la psychologie. Il s’interroge sur une science qui inclurait la psychanalyse et, dans le même temps, pose la vérité en tant que cause extrascientifique, mettant au premier plan le subjectif. Il joue la vérité contre la réalité, avançant vers un décrochage entre vérité analytique et vérité scientifique.
Déjà, en 1963, dans « Mise en question du psychanalyste » [3], Lacan avançait dans cette voie. En effet, il disait que nous rencontrons un refus de décider concernant la scientificité de la psychanalyse. En raison de ce problème épistémologique, « la psychanalyse n’a pas droit de cité, mais, si l’on nous pardonne ce joke, le psychanalyste a tous les droits d’être cité [4] ». Si l’introduction de ce texte est sous-titrée « De la difficulté du sérieux en notre matière », Lacan énonce que « la psychanalyse est à prendre au sérieux [5] ».
Alors que la science est savoir pur, sans rapport avec la vérité subjective, l’analyste questionne le savoir établi, interrogeant « comme du savoir ce qu’il en est de la vérité. [6] » Pensons à Zadig de Voltaire dont le « principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir [7] ». Et aussi à « Zadig », le mouvement créé par J.-A. Miller pour une implication de la psychanalyse dans le champ de la politique. J.-A. Miller indique ainsi la direction de la réintroduction de la question de la vérité, comme ce qui fait retour dans la vie, même quand elle est rejetée, y compris par le politique.
Une distinction se déduit entre savoir-semblant, communicable, à l’occasion universitaire et enseigné, et savoir-vérité pour lequel l’analysant paye de sa personne. Le savoir-science complète ce « triangle des savoirs » et, à certains égards, peut être considéré comme adjacent ou distant des deux autres [8].
Rappelons que, dans l’enseignement de Lacan, on a une tension entre le savoir et la vérité, ainsi qu’une transformation progressive du rapport entre les deux. Cette transformation, c’est le passage d’une vérité contre le savoir à une vérité transformée en savoir. Chez Lacan, on a aussi un passage à l’envers de son premier enseignement : au lieu d’exalter la vérité, il la déprécie et promeut la fonction du savoir. La vérité passe ainsi du pathos à la logique, devenant une place.
Posons, en guise de ponctuation, que la psychanalyse prend appui sur la vérité afin de produire un dire sur la jouissance. À l’inverse, le rejet de la division subjective entraîne une prétention de savoir qui fait obstacle à l’invention d’un savoir nouveau, une élucubration et qui positionne « celui qui s’installe par sa parole, en le sachant ou non, au lieu du faux sur le vrai [9] ». Le sens commun promeut le savoir comme ce qui se sait déjà, mais sans division. Pourtant, le savoir qui s’articule de lalangue n’est pas déjà acquis, et c’est à chacun de supporter l’épreuve de la division et d’y mettre du sien, de parler au nom de la vérité réduite au statut de la vérité menteuse et de créer ce savoir spécial qui touche à l’indicible.
- « [Dans] “La science et la vérité”, vous verrez que Lacan parle de la division du sujet, qui est pourtant un concept extrêmement élaboré, voire un mathème, en disant que “l’analyste est submergé par la manifestation constante de la division du sujet”. Là, tous les termes valent. Cette division est un phénomène qui se produit. C’est ce qui se produit sous la forme du lapsus, sous la forme du je ne sais pas ce que je dis, sous toutes les formes où le sujet se démontre dépassé par sa parole, par ce qu’il dit, et où se révèle à lui-même ce qu’il ne sait pas. » Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Jalons dans l’enseignement de Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 novembre 1981, inédit. ↑
- Miller J.-A., « Un voyage aux îles », Ornicar ?, no 60, mai 2025, p. 61. ↑
- Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », Lacan Redivivus, Ornicar ? hors-série 2021, p. 37–102. ↑
- Ibid., p. 38. ↑
- Lacan J., Le Séminaire, livre xxv, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, inédit. ↑
- Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 88. ↑
- Voltaire, Zadig ou la destinée, Paris, Gallimard, 1999, p. 53. ↑
- Miller J.-A., « Le triangle des savoirs », Cahier ACF-VLB, no 7, automne 1996, p. 6–11. ↑
- Laurent É., « Parler et dire le faux sur le vrai », L’Hebdo-blog, no 227, le 31 janvier 2021. ↑



